La question du port du voile dans la fonction publique en France est un sujet complexe, au cœur des débats sur la laïcité, la liberté religieuse et la neutralité de l'État. Cet article vise à explorer les fondements juridiques et les implications de cette question, en tenant compte des évolutions législatives récentes et des décisions jurisprudentielles marquantes.
La laïcité et la neutralité de l'État : Fondements et principes
Le principe de laïcité est un pilier de la République française, consacré par l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 et par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État. Il garantit la liberté de conscience de chacun et la neutralité de l'État vis-à-vis des religions.
La laïcité implique la neutralité de l'État, qui doit assurer l'égalité de traitement de tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions religieuses ou philosophiques. Les agents publics, en tant que représentants de l'État, sont soumis à une obligation de neutralité renforcée dans l'exercice de leurs fonctions.
Les agents publics et l'obligation de neutralité
Comme tous les citoyens, les agents publics bénéficient de la liberté constitutionnelle de conscience. Cependant, en contrepartie, ils sont soumis à une obligation de neutralité. Les agents publics, qu’ils soient titulaires, contractuels, stagiaires ou élèves, qu’ils soient ou non au contact des usagers, doivent respecter l’obligation de neutralité aux termes de laquelle ils ne doivent pas, dans l’exercice de leurs fonctions, manifester leurs convictions qu’elles soient religieuses, philosophiques ou politiques, tant à l’égard des usagers que vis-à-vis de leurs collègues, ni faire prévaloir leur préférence pour une religion. Cette obligation est inscrite dans les articles L. 111-1, L. 131-1, L. 137-2 et L. du code général de la fonction publique.
L’agent public est libre d’avoir les opinions et les croyances religieuses de son choix. Il peut librement les exprimer en dehors du service comme tout citoyen. Aucune différence ne peut être fondée sur les opinions ou croyances religieuses dans le recrutement et le déroulement de carrière des agents publics. Ainsi, on ne peut refuser à un administré de concourir à un emploi public en prenant en compte des croyances individuelles (CE, 8 déc. 1948, Delle Pasteau, Lebon 463) et ni l’appartenance à une religion, ni sa pratique à titre privé, même connue par les autres agents du service, ne peut justifier une mesure défavorable à l'encontre d’un agent, comme une mauvaise appréciation sur une feuille de notation, une sanction ou, a fortiori, une exclusion définitive (CE, 3 mars 1950, Delle Jamet, Lebon 247). Par ailleurs, certains aménagements du temps de travail des agents publics peuvent être autorisés au nom de la liberté de culte, s’ils sont compatibles avec le bon fonctionnement du service public. Des autorisations d’absence pour les fêtes religieuses peuvent être accordées par le chef de service sous réserve des nécessités du fonctionnement normal du service (CE, 12 févr. 1997, n° 125893). Articles L. 121-2 et L..
Lire aussi: Laïcité à l'hôpital : le cas du voile
Cette obligation de neutralité se traduit par plusieurs interdictions et obligations :
- L’agent public ne doit porter aucun signe, notamment vestimentaire, destiné à marquer son appartenance à une religion tel que le port d’un « voile couvrant entièrement sa chevelure destiné à marquer manifestement son appartenance à une religion » (CE, avis du 3 mai 2000, Melle Marteaux), d’un bandana dès lors qu’il lui est donné le caractère d’un signe manifestant une appartenance religieuse (CE, 5 décembre 2007, M. et Mme G., n°295671) ; d’un « keshi », signe qui manifeste également l'appartenance à la religion sikhe de celui qui le porte (CE, 5 décembre 2007, M. S., n°285394).
- En troisième lieu, et de manière plus générale, l’agent public ne doit pas adopter un comportement troublant le fonctionnement du service, tel que le fait de laisser apparaître de manière ostentatoire son appartenance religieuse à l'occasion de son refus de participer à une minute de silence (CAA Paris, 19 févr. 2019, n° 17PA00273). Il ne doit pas davantage pratiquer son culte durant ses fonctions. Il doit traiter toutes les personnes de façon égale et respecter leur liberté de conscience et leur dignité.
Le port du voile et la jurisprudence
La question du port du voile par les agents publics a fait l'objet de plusieurs décisions de justice importantes. Le Conseil d'État a notamment précisé que le port d'un voile couvrant entièrement la chevelure et destiné à marquer manifestement l'appartenance à une religion est incompatible avec l'obligation de neutralité des agents publics (CE, avis du 3 mai 2000, Melle Marteaux).
Cependant, la Cour administrative d’appel de Lyon a annulé jeudi une sanction contre une fonctionnaire exclue temporairement pour port d'un foulard islamique, estimant que cette sanction n'était "pas correctement motivée". A la suite d'injonctions répétées de sa hiérarchie, la jeune femme, qui refusait de retirer le foulard lui recouvrant entièrement la chevelure, avait fait l'objet d'une procédure pour "faute disciplinaire". Ensuiite elle a été suspendue de ses fonctions le 25 janvier 2002 et s'est vue infliger une exclusion de 15 jours avec sursis le 30 mai 2002, deux sanctions qu'elle avait contestées devant le tribunal administratif (TA). La Cour a par ailleurs estimé, dans ses attendus, qu'en portant un signe religieux Melle Ben Abdallah avait manqué à l'obligation de neutralité d'un agent public. Qu'elle avait donc commis une faute "grave" "contraire à l'honneur professionnel", car elle avait de plus refusé "de façon réitérée" d'obéir en enlevant ce foulard. "La Cour prend l'option de dire que le port du foulard est par principe contraire à l'obligation de neutralité d'un agent public", a également relevé Me Devers. Pour l'avocat, les juges ont opté pour une interprétation stricte de la laïcité, fidèle à un arrêt du conseil d'Etat se prononçant contre l'interdiction de principe de tout signe religieux (Arrêt Marteaux du 20 mai 2000). Recrutée en 1999, Nadjet Ben Abdallah avait décidé à l'automne 2001, par conviction personnelle et "sûrement pas par prosélytisme religieux" selon ses déclarations à la presse, de se présenter à son travail la tête revêtue d'un foulard.
La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République
La loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a renforcé le dispositif de protection de la laïcité dans la fonction publique. Elle a notamment prévu la désignation d’un référent laïcité dans les administrations de l’Etat, les collectivités territoriales et leurs établissements publics. Ce référent laïcité est chargé d’apporter tout conseil utile au respect du principe de laïcité à tout fonctionnaire ou chef de service qui le consulte.
L’article L. 121-2 du code général de la fonction publique prévoit en effet l’obligation de former tous les agents publics à la laïcité. La mise en place des référents laïcité s’inscrit dans les 17 décisions sur la laïcité annoncées par le Premier ministre lors du premier Comité interministériel sur la laïcité du 15 juillet 2021. Les référents laïcité sont associés aux stratégies ministérielles de formation qui doivent être déployées pour mettre en œuvre l’engagement de former 100 % des agents publics aux enjeux de laïcité d'ici 2025.
Lire aussi: Droits et laïcité: Le port du voile dans la fonction publique
Par ailleurs, l’article 9 de la loi n°2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République crée dans le code pénal un nouvel article 433-3-1 qui incrimine les menaces et les violences séparatistes. Avant l’adoption de la loi du 24 août 2021, le droit pénal permettait de punir les actes de menaces, violences et intimidations commis à l’encontre des personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public afin qu’elles accomplissent ou s’abstiennent d’accomplir un acte relevant de leur fonction ou de leur mission. Par exemple, les menaces à l’encontre d’agents municipaux pour bénéficier d’horaires réservés aux femmes pour l’accès à une piscine ou d’un régime alimentaire particulier dans les cantines scolaires relèveront du champ d’application de cette nouvelle infraction beaucoup plus large qui vise à protéger toute personne participant à l’exercice d’une mission de service public, sans condition de statut, de fonction ou de responsabilités.
La jurisprudence européenne
Si, ces dernières années, la Cour de justice de l’Union européenne a examiné sous l’angle de l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion ou les convictions au sens des articles 1 et 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 le cas de salariées du secteur privé, de confession musulmane, qui s’étaient vu interdire de porter le foulard islamique sur le lieu de travail (v. CJUE, 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C 157/15 ; 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, C 188/15 ; 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C 804/18 et C 341/19 et du 13 octobre 2022, SCRL, C 344/20), la question ne s’était pas encore posée au sein d’une administration publique, à la différence de la Cour européenne des droits de l’homme (v. CEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c. France, req. n° 64846/11). C’est désormais chose faite dans le cadre de l’arrêt rendu en grande chambre, OP contre commune d’Ans (aff. C-148/22).
Une femme, recrutée sous contrat par la commune d’Ans en Belgique, exerçait des fonctions de chef de bureau sans être en contact avec le public. En février 2021, elle a officiellement informé la commune de son intention de porter le foulard islamique sur le lieu de travail. L’agent a alors engagé plusieurs procédures devant les juridictions nationales, en raison de l’atteinte portée à sa liberté de religion. En premier lieu, la règle en cause n’a pas été regardée comme constituant une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions. En effet, l’interdiction de porter des signes convictionnels au travail s’applique de manière générale et absolue aux agents de la commune, indépendamment de la nature de leurs fonctions (fonctions d’autorité ou de simple exécution) et des conditions d’exercice de celles-ci (contacts directs avec le public ou non). Il en irait autrement si la règle en cause devait être comprise comme visant uniquement le port de signes ostentatoires de grande taille de convictions religieuses, ce qui pourrait inclure le foulard islamique (v. en ce sens CJUE, 15 juillet 2021, préc., pts 72 à 78 ; 13 octobre 2022, préc., pt 31). En deuxième lieu, l’obligation en apparence neutre contenue dans la règle peut aboutir, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. D’abord, la Cour a reconnu que « la politique de « neutralité exclusive » qu’une administration publique, en l’occurrence communale, entend imposer à ses travailleurs, en fonction du contexte propre qui est le sien et dans le cadre de ses compétences, en vue d’instaurer en son sein un environnement administratif totalement neutre peut être considérée comme étant objectivement justifiée par un objectif légitime », tout en précisant qu’une autre politique de neutralité était tout aussi légitime (arrêt, pt. 33). Ensuite, la CJUE a rappelé qu’il appartient à la juridiction de contrôler si la règle en cause est apte, nécessaire et proportionnée au regard du contexte et compte tenu des différents droits et intérêts en présence. Elle devra enfin procéder « à une pondération des intérêts en présence en tenant compte, d’une part, des droits et des principes fondamentaux en cause, […] et, d’autre part, du principe de neutralité en application ». En conclusion, la nature, les spécificités du service public et le contexte propre à chaque État membre ont conduit à adapter au secteur public la solution dégagée dans le secteur privé, même si la méthode est identique.
Par ailleurs, cet arrêt ne devrait toutefois pas modifier le droit applicable en France, tel qu’il a été confirmé par la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, en particulier au sein des services publics. Il reste que la voie qui pourrait être empruntée pour justifier la portée des principes de laïcité et de neutralité du service public français n’est pas forcément déterminée. En effet, au-delà de la justification de la différence de traitement, certaines dérogations à l’interdiction des discriminations directes ou indirectes prévues par la directive 2000/78 pourraient aussi être mobilisées.
Cas pratiques et questions fréquentes
La question du port du voile dans la fonction publique soulève de nombreuses questions pratiques. Voici quelques exemples de situations fréquemment rencontrées :
Lire aussi: Signification du voile au Maroc
- Que faire si l’agent porte des signes religieux dans l’exercice de ses fonctions ou adopte un comportement prosélyte ? L'agent doit être rappelé à son obligation de neutralité et invité à cesser de porter ces signes ou d'adopter ce comportement. En cas de refus, une procédure disciplinaire peut être engagée.
- La neutralité s’applique-t-elle durant le temps de pause ? Oui, l'obligation de neutralité s'applique pendant toute la durée du service, y compris pendant les temps de pause.
- Un candidat peut-il se présenter à un entretien de recrutement en portant des signes religieux ? Le principe de non-discrimination interdit de prendre en compte les convictions religieuses d'un candidat lors du recrutement. Cependant, si le port de signes religieux est incompatible avec les fonctions exercées, cela peut être un motif de refus d'embauche.